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Léonard de BDA

Revue littéraire n°1 - Samuel Beckett ou la présence sur scène

Dernière mise à jour : 5 févr. 2020

Samuel Beckett est, avant toute chose, un écrivain de la présence. Les personnages qui ponctuent son œuvre sont là, dans ce que le verbe être a du plus immédiat et insupportable. Ces personnages devront néanmoins discourir, dialoguer, parler pour échapper au néant. La parole est, en effet, un des enjeux majeurs de l’œuvre de Beckett. Elle est un prodigieux moyen de résister, de résister à l’absurde, au temps informe et monotone, de résister au néant, néant qui semble être un ailleurs. Dans ses romans, l’écrivain s’emploie à limiter l’espace de ses créatures : alors que Watt est enfermé dans une grande bâtisse, l’Innommable, pour sa part, est réduit à un tronc pourrissant dans une jarre, muet et achevant de se désagréger. Mais l’Innommable parle, « même s’[il] ne [se] sent pas une bouche », il parle, et c’est pour lui le seul moyen de s’affirmer, de lutter, de persévérer dans l’être. Il ignore depuis combien de temps il est, comment il est arrivé . La parole est pour lui le dernier rempart qui se dresse face au néant, elle s’impose dans sa nécessité première (« dans le silence, on ne sait pas »). Le drame est qu’il faut continuer à être, aucune délivrance ne semble possible. La parole, produit du néant, acquiert une véritable autonomie, ne renvoyant à rien d’autre qu’à elle-même. Et c’est là toute sa force, toute sa portée. Cette parole se développe en effet avec la plus grande anarchie, parfois au mépris du sens. Elle vaut pour elle-même.

Le rideau se lève, nous voilà au théâtre. Le décor est pauvre, rien ne fait sens. Deux personnages sont en scène et en attendent un troisième dont on comprendra bien vite qu’il ne viendra pas. Vladimir et Estragon semblent l’avoir compris, mais ils continuent à attendre, en parlant de tout et de rien, sans suite dans les idées. La parole s’impose ici encore comme un moyen de conjurer l’absurde, absurde qui concerne aussi les personnages de Fin de partie. Ces derniers, Ham et Clov, sont en scène. Pour eux, tout ce qui est est ici, en dehors de la scène il n’y a que le non-être, le néant. Nos deux personnages, non contents d’être là, sont libres. Seulement voilà, ils sont libres de tout sauf de cesser d’être là, de quitter la scène. Ham et Clov parlent donc pour meubler, débitant des propos sans cohérence. La rencontre de Beckett et du genre théâtral permet donc d’entrevoir ce que seraient des personnages qui ne jouent pas un rôle, ce que nous n’avions jamais vu avec autant de netteté, si peu de concessions et tant d’évidence.

Troublante expérience que d’assister à une représentation d’une pièce de Beckett. Le spectateur ressent le temps dans sa pesanteur, s’impatiente, s’énerve face à ces cloportes qui s’agitent sur scène. Il se tient des raisonnements : Godot, Godot, peut-être faut-il voir là un lien avec God et donc avec le divin ! Pourquoi, au juste, avoir fait l’un valide et l’autre impotent ? Nul besoin de se perdre en de vaines spéculations, la pièce, pas plus que le monde des personnages, n’est là pour délivrer un quelconque message. Notre spectateur serait donc lui-même un personnage de Beckett dans une pièce de Beckett, prisonnier d’une salle poussiéreuse, le temps d’une soirée, et confronté à ce néant insupportable qui renvoie l’homme à l’absurdité de sa condition. Ainsi, les personnages de Beckett s’avèrent parfois touchants, par la proximité qu’ils nous inspirent. Passée la réaction de rejet, le spectateur peut se retrouver en eux, saisissant par là même le génie du dramaturge. Ainsi Catherine Frot fut-elle touchée par Madeleine Renaud dans Oh les beaux jours, pièce dont elle obtint le rôle principal quelques années plus tard.

Si donc le théâtre de Beckett est un théâtre qui dérange, qui interpelle, il n’en est pas moins drôle. Beckett agace toujours par son honnêteté, démontre qu’il n’est aucun moyen de s’en sortir, ce qui est affreux, et qui en devient par-là drôle. Le rire, qui peut accompagner une réaction de rejet, est parfois un rire sincère. Le spectateur, touché par le sort des personnages, en vient à rire de leur malheur, non d’un rire caustique et méprisant, mais bien plutôt d’un rire empathique et attendri : ultime retournement que celui du tragique en comique, retournement qui permet au spectateur de conjurer l’absurde, comme la parole le permet aux multiples incarnations de la créature de Beckett.


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