« L’œuvre qui devient classique est celle qui se présente rétrospectivement avec un air de fatalité : aucun détail n’aurait pu, semble-t-il, être différent de ce qu’il est, parce que le tout est présent dans chacune des parties », Bergson.
Rien de plus juste semble-t-il que cette remarque de l’illustre philosophe. Nous avons en effet tendance à considérer que les classiques n’auraient pu être autres qu’ils sont, tant on les sacralise. Le dramaturge et metteur en scène Alexis Michalik s’attaque à cette idée avec la pièce qu’il propose actuellement au théâtre du Palais Royal : Edmond, qui nous donne à voir une partie de la vie d’Edmond Rostand, auteur de la pièce Cyrano de Bergerac, précisément lorsqu’il s’attelait à l’écriture de cette dernière. Comme rarement au théâtre et dans les arts en général, les projecteurs sont braqués sur l’artiste, l’écrivain créant, et sur la genèse de l’œuvre qu’on ne se figure habituellement que finie, sans considérer le processus de création qui lui a donné naissance.
Devant une œuvre, on tente au mieux de se laisser porter par l’illusion, de se laisser happer, et de faire abstraction de tout ce qui serait susceptible de nous rappeler que l’œuvre qui nous subjugue est une œuvre, qu’elle a été pensée par un artiste qui a potentiellement rencontré des difficultés dans le processus de création : c’est ainsi que devant un vitrail, par exemple, on tente au mieux de faire abstraction des barres de plomb qui séparent chaque morceau de verre.
C’est cette habitude que ce metteur en scène de talent s’est attaché à déconstruire, avec intelligence et subtilité. Il nous donne précisément à voir les barres de plomb qu’on cherche à oublier, en s’attaquant à ce qui est devenu un mythe : le succès inattendu d’une pièce d’un inconnu.
Un succès contre toute attente – et quel succès !
Force est de constater que Cyrano de Bergerac compte parmi les plus grands succès du théâtre français. Le texte est réédité 5 fois en 1898 et rapidement traduit dans de nombreuses langues, vendu à plus de 150 000 exemplaires, la pièce est jouée à la Belle Époque plus de 1200 fois rien qu’à Paris. Le succès est immense, le triomphe sans égal, la fierté du jeune Rostand incommensurable ! Dès la première, Cyrano a conquis ses spectateurs et fait son entrée au Panthéon des œuvres dites classiques ; son succès ne s’est d’ailleurs jamais démenti, que ce soit en France ou à l’étranger, et les plus grands acteurs français n’ont pas manqué de revêtir la cape et le nez du personnage éponyme de la pièce : c’est ainsi que J. Weber, G. Depardieu, P. Torreton ont tous interprété cet amoureux tout à la fois transi, guerrier, digne et provocateur. Grâce à cette pièce, Edmond Rostand est passé de poète au mieux inconnu, au pire jugé « ringard » et condamné aux « fours », à un auteur adulé, respecté, admiré : Cyrano l’a en somme révélé.
Pourtant, rien ne présageait un si bel avenir à cette pièce, tant les obstacles à son encensement étaient nombreux : si nous nous référons aux standards du théâtre à la fin du siècle, la pièce était trop longue et comportait trop de figurants pour conquérir le public. Or Rostand avait déjà pêché en la matière avec ses précédentes pièces et elles ne furent, pour euphémiser, pas couronnées de succès. A cette tare s’ajoutait un autre défaut : la pièce sonne romantique, or le romantique avait alors perdu ses lettres de noblesse : il est démodé. Cyrano de Bergerac avait finalement beaucoup d’une pièce du milieu du XIXème, n’était pas de son temps. La pièce s’apparentait fortement à un drame romantique de Musset. Permettons-nous de caricaturer : si Lorenzaccio et Cyrano diffèrent, ce n’est pas que par leur date de parution, l’une et l’autre, entre autres, sont impossibles à jouer tant elles sont longues et gourmandes en figurants. Cyrano de Bergerac, archétype du héros romantique tel que défini par Hugo dans la préface de Cromwell, est l’homme de tous les contrastes, tantôt acculé au désespoir et méprisé par autrui du fait de sa laideur, amoureux déçu, tantôt incarnation du courage, de l’ami loyal et de l’homme d’honneur. Il n’a semble-t-il pas plus pour plaire au public de la Belle Époque que pour plaire à Roxane s’il lui avoue son amour.
Ainsi, c’est contre toute attente que Rostand est encensé : il reçoit la Légion d’honneur et obtient le privilège que Félix Faure, alors Président de la République, assiste à une représentation de la pièce le 6 janvier 1898.
Le synopsis d’Edmond : Molière a écrit Tartuffe en huit jours, Rostand Cyrano en 3 semaines.
Paris, décembre 1895. Jeune poète, adepte des pièces en vers et du romantisme, Rostand essuie échec sur échec, et n’est connu que pour pondre des « fours », alors même que certains des plus grands noms du théâtre français de l’époque acceptent par amitié de jouer dans ses pièces, comme c’est le cas de Sarah Bernhardt. Malgré ses insuccès, Edmond réussit à s’entretenir avec Constant Coquelin, grand acteur de la Belle Époque. Coquelin est prêt à jouer dans la nouvelle pièce d’Edmond Rostand. Mais une pièce, Edmond n’en a pas. Le ton est donné, Rostand devra écrire vite.
Si nous parlons de synopsis, alors que ce terme est habituellement associé à des films, ce n’est pas totalement par hasard. Le rythme de cette pièce est intense, les décors pharamineux : rares sont les pièces de théâtre qui procurent tant d’émotions et emportent si vite l’adhésion du spectateur, nous nous croyons au cinéma. À ce titre, il n’est pas surprenant par ailleurs que la pièce d’Alexis Michalik ait été adaptée sur grand écran. De même qu’Edmond Rostand a succombé à la folie des grandeurs en montant Cyrano, Alexis Michalik a vu grand en montant Edmond.
Par ailleurs, dans cette pièce, Alexis Michalik s’amuse à insérer du théâtre dans le théâtre (étant donné que Cyrano de Bergerac est répété puis joué sur scène), et ce à propos d’une pièce qui elle-même comporte beaucoup de théâtre dans le théâtre : la mise en abyme en est d’autant plus stupéfiante, subtile et originale. Le passionné de littérature comme le lecteur de Cyrano y trouvent sans doute largement leur compte.
Dans cette pièce, Alexis Michalik donne à voir les difficultés de la vie d’artiste et la vie dans certaines sphères du Paris de la Belle époque (avec des personnages tels que Sarah Bernhardt, Georges Feydeau, ou Maurice Ravel), ainsi que les jeux de pouvoir qui peuvent favoriser tel artiste plutôt qu’un autre. On a souvent reproché à A. Michalik de brouiller les pistes entre les faits historiques et la fiction : Edmond est bien une fiction, mais la pièce est largement inspirée de faits réels : de ce fait, elle nous incite à nous pencher sur cette période historique pour démêler le vrai du faux. Le passionné d’histoire y trouve sans doute largement son compte.
Dans cette pièce, Alexis Michalik nous montre toutes les difficultés auxquelles a dû faire face Edmond Rostand pour donner vie à sa pièce en un temps record : manque d’argent, acteur incompétent, interdiction absolue de jouer la pièce… il est stupéfiant, presque miraculeux, que cette pièce ait pu voir le jour, et encore plus qu’elle ait trouvé son public. Toute personne prompte à rêver, à espérer le prodigieux y trouve son compte.
Plus encore, du fait des comiques de répétition (avec par exemple des producteurs mafieux à l’accent corse, ou encore le jeu du fils Coquelin qui désespère Rostand), entre autres, et du sens du détail du metteur en scène, rares sont finalement les spectateurs qui n’y trouvent pas leur compte. À bon entendeur…
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